Pour comprendre ce qui pourrait pousser des êtres humains à se comporter comme des animaux, il faut d’abord comprendre le fonctionnement de la plateforme TikTok. Entre autres fonctionnalités, la plateforme propose la fonction multi-invités qui permet aux créateurs d’accueillir des invités pendant leurs vidéos en direct, que ce soit pour participer à un match en vue de remporter des cadeaux ou simplement pour discuter.
Je fais peut-être partie de la vieille école désormais, mais j’en suis encore à Facebook, et déjà, parfois, j’ai envie de supprimer mon compte tellement je suis saturé de vidéos éphémères et sans utilités. Je ne m’aventure pas en affirmant que je perds au moins une heure et demie, voire deux heures à «Swiper» (c’est le terme consacré, action consistant à déplacer son doigt sur l’écran tactile de son smartphone), entre des vidéos aussi nulles les unes que les autres, mais qui, par je ne sais quel ensorcèlement imaginé par des ingénieurs à la Silicon Valley, me poussent à «swiper» encore et encore, à la recherche, peut-être de la vidéo qui transformerait ma vie.
Durant ces longues minutes pendant lesquelles je suis hypnotisé par ces vidéos, il m’arrive, ces derniers temps, de tomber sur des vidéos bizarres, dégueulasses et à la limite de l’acceptable pour un être humain normalement constitué.
Deux individus, visiblement en live sur un écran scindé en deux, hystériques, comme possédés par le diable, en tout cas pas dans un état émotionnel normal, sont couverts de détritus, d’œufs crus qu’ils se mettent dans des endroits improbables du corps, en criant «Kabbess», et des paroles que je ne parviens pas à déchiffrer.
Ces vidéos ne sont pas rares, et en fait, elles proviennent d’une autre plateforme de réseaux sociaux, TikTok, qui attire de plus en plus d’adeptes. TikTok a atteint plus de 1,2 milliard d’utilisateurs actifs sur sa plateforme et 3,5 milliards de téléchargements de l’application. Des chiffres complétement hallucinants qui font d’ailleurs craindre, à beaucoup de pays occidentaux, une fuite massive de données. Aux Etats-Unis, une loi pourrait interdire la plateforme sur le sol américain.
Voici comment ça fonctionne
Revenons à notre vidéo initiale. Pour comprendre ce qui pourrait pousser des êtres humains à se comporter comme des animaux, il faut d’abord comprendre le fonctionnement de la plateforme TikTok. Entre autres fonctionnalités, la plateforme propose la fonction multi-invités qui permet aux créateurs d’accueillir des invités pendant leurs vidéos en direct, que ce soit pour participer à un match en vue de remporter des cadeaux ou simplement pour discuter.
Ainsi, les spectateurs peuvent envoyer des demandes d’invitation, et les créateurs ont la possibilité d’inviter un nombre limité de personnes à se connecter en mode audio ou vidéo. Ceux qui lancent un match pour le gain s’affrontent dans une «joute verbale» ou des défis parfois complètement insensés, laissant aux spectateurs le choix de leur vainqueur en leur offrant des cadeaux virtuels.
Les «joueurs» peuvent demander aux spectateurs d’appuyer ou de cliquer des centaines de fois sur l’écran pour gagner ou les soutenir, une pratique appelée «». Plus concrètement, les cadeaux se transforment en argent véritable. A titre d’exemple, un «Lion», vaut à peu près 620 dollars, soit un peu moins de 2.000 dinars (des prix qui peuvent varier). Mais, les cadeaux peuvent être plus modestes. Au passage, la plateforme tire profit de ce marché très juteux en prélevant jusqu’à 50% des sommes versées.
Logiquement, les deux questions qui se posent sont les suivantes : d’abord, qu’est-ce qui motive quelqu’un d’acheter des cadeaux virtuels qui coûtent cher et de les offrir? Deux éléments de réponse peuvent nous éclairer. D’abord, certaines personnes très riches se délectent de voir des gens se ridiculiser ou se faire mal devant eux pour mériter leur argent. Eh oui, des esprits malades existent.
En creusant un peu pour comprendre ces comportements, il s’avère que pour certaines personnes, il y a une logique de pouvoir. En effet certains spectateurs peuvent trouver leur plaisir dans le sentiment de pouvoir et de contrôle qu’ils éprouvent en regardant d’autres personnes se dégrader pour de l’argent ou de l’attention. Par ailleurs, un terme allemand imprononçable, Schadenfreude, décrit «le plaisir que l’on peut éprouver face au malheur des autres».
Une machine de blanchiment d’argent sale
Mais, ceci n’est que la partie apparente de l’Iceberg, car ces cadeaux hors de prix peuvent cacher un marché juteux de blanchiment d’argent. Ainsi, il est possible que la fonctionnalité de cadeaux sur TikTok puisse être utilisée pour blanchir de l’argent. Les professionnels de cette pratique illicite utilisent souvent des plateformes qui permettent le transfert de fonds ou d’actifs entre individus pour dissimuler la source de fonds illicites.
A titre d’exemple, celui qui voudrait «blanchir» des fonds provenant d’un trafic de stupéfiants pourrait créer un faux compte et l’utiliser pour envoyer des cadeaux achetés avec des fonds illicites à un autre compte contrôlé par la même personne ou organisation.
La seconde question qui s’impose est celle de comprendre comment un être humain normalement constitué puisse s’adonner à une négation de son humanité pour de l’argent ? La réponse est parfois simple, le système des valeurs n’est tout simplement pas le même pour tout le monde. Certains vendraient leurs âmes au diable «pour une poignée de dollars», tandis que d’autres ne pourront jamais le faire même pour tout l’or du monde.
Eduquer et sensibiliser au lieu de légiférer ?
Contacté par téléphone, Yassine Abbes, un créateur de contenu sérieux et instructif sur la plateforme TikTok, avoue qu’il a du mal à comprendre les motivations de certains utilisateurs qui n’hésitent pas à se donner en spectacle.
Yassine Abbes, étudiant en droit et qui crée souvent des vidéos pédagogiques sur des questions, telles que les droits de l’Homme, la démocratie, la justice sociale, ainsi que l’histoire de la Tunisie et de son paysage politique. Il nous explique, qu’il est très difficile de légiférer pour contrecarrer les contenus médiocres et à la limite de la légalité sur les réseaux sociaux. Selon lui, mieux vaut continuer à éduquer et à sensibiliser le public, principalement les jeunes.
Le 13 mars, la Chambre des représentants américaine a adopté une proposition de loi visant à interdire l’application TikTok sur le territoire américain si cette dernière ne coupe pas ses liens avec ByteDance, la société mère, et ne coupe pas ses liens avec la Chine. Shou Zi Chew, le P.-d.g. de TikTok, présent aux Etats-Unis, a lancé un appel à la mobilisation des utilisateurs pour protester contre cette décision avant que la loi ne soit examinée par le Sénat. Pendant ce temps, la Chine a fortement condamné cette mesure, qualifiant les actions des Etats-Unis de «méthodes de voyou».
Selon les chiffres disponibles, TikTok a dépassé les 2 milliards de dollars de dépenses des consommateurs en un seul trimestre, marquant une étape importante pour la plateforme de médias sociaux populaire. La valeur de la marque de l’application a également grimpé en flèche, atteignant un impressionnant 139 milliards de dollars en 2023, ce qui en fait l’une des licornes (startup valorisée à plus d’un milliard de dollars) les plus précieuses au monde avec une capitalisation boursière de plus de 450 milliards de dollars.
